Le cou du poulet

Je ne connais rien de mon arrière-grand-mère, il est temps d'y remédier.

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Par Léa Taieb
5 mai · 2 mn à lire
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Chapitre 18 : Entracte et merguez cramées

Bienvenue. Ici, nous sommes dans une autofiction. Il sera question de mon arrière grand-mère (maternelle). De tout ce que l'on sait sur elle. De tout ce que l'on ne sait pas. De tout ce que l'on s'apprête à découvrir. Parfois, j'inventerai pour combler les trous de notre mémoire/histoire familiale (sans travestir la réalité historique).

À Paris, je connais mal le nom des rues, je n’ai jamais essayé de mémoriser leurs identités, je ne sais pas si j’en ai la place, l’espace. Je me repère avec les stations de métro. J’habite entre Bastille et République, ligne 8. Je n’ai jamais appris à lire une carte : dans les quartiers mal connus, je me laisse guider, je demande mon chemin et hoche la tête à mon interlocuteur comme si “oui, oui, je retiens” jusqu’au prochain passant à alpaguer.

“Après la guerre, on habitait 72 Rue du Faubourg Poissonnière, j’étais à l’école rue des Petits Hôtels, je ne me souviens de rien du tout”. Dans cette phrase, mon grand-père nie se souvenir alors qu’il vient de se souvenir.

Mémoire sélective.

Expression surannée.

“Après on habitait au 14 rue Lafayette, j’avais peut-être 16 ans, j’ai commencé à travailler à 15 ans. J’étais tailleur, j’étais doué”. Encore une adresse, encore une mémoire qui sélectionne.

Ma grand-mère approuve : “je n’ai jamais été aussi bien habillée que quand il travaillait dans la confection.”

Mon grand-père juge opportun d’ajouter : “t’as jamais été aussi bien déshabillée”.

On joue l’offusquée.

Comment retranscrire la personnalité de mon grand-père ? Sa voix est habitée, elle ne grince pas, elle glisse comme un enfant qui dévale une pente. Comment le décrire autrement qu’avec sa voix, celle qui ronronne dans mes écouteurs ? Il n’a pas peur de parler aux inconnus, de leur demander s’ils parlent yiddish, il n’a pas peur de mélanger le lait, la viande et les crustacés, il n’a pas peur de jouer au bridge, de gagner et de s’en vanter, il n’a pas peur de raconter une blague dans ses détails et, tant pis, si pendant ce temps-là, les merguez crament.

Cet enregistrement ne suffit pas à raconter cet homme que je connais, surtout, d’après ce qu’il mange ou ce qu’il prépare à déjeuner. Depuis des années, j’ai pris l’habitude de retrouver mes grands-parents autour d’une table et ses victuailles. Pas ailleurs. Où d’autre ?

Cet enregistrement dit beaucoup : les blagues servent d’entracte. Pour décontracter la mâchoire, se lancer des fleurs, charrier Mamie, entraîner les autres ailleurs, pas là-bas, pas dans le coin sombre qu’on a tant cherché à éviter. Surtout, ne pas s’y cogner.

“Toute la famille, tous les copains, travaillaient dans la confection. À part un qui vendait des savonnettes sur le marché.” C’est une anecdote qui mérite sa place. Parce que fut un temps, les Juifs étaient tailleurs. C’était une profession que l’on pouvait exercer comme ça, sans se former, juste en ayant des bras prêts à en découdre (soupire - sourire).

-À quel moment, tu as commencé à te renseigner ?

Ce n’est pas lui qui répond, c’est ma grand-mère qui lui intime d’arrêter de regarder des documentaires sur le sujet. Le sujet. Ne nommons pas les choses pour ne pas les rendre plus douloureuses. On a beau mal nommer les choses, elles sont quand même arrivées.

Même quand on ferme les yeux, c’est arrivé.

“Pourtant, je regarde jusqu’à la fin et, la nuit, je ne dors pas”.

Mais, c’est bien avant l’arrivée de la télévision - même la télé n’en parlait pas - qu’il a commencé à chercher. Sans poser des questions. Avant, c’était plutôt : “on ne parle pas pour pas qu’il souffre”.

En 1947, il est parti en colonie de vacances. “On parlait yiddish, j’ai appris à écrire en yiddish, j’avais envoyé des lettres en yiddish, je m’en rappelle. L’année d’après, j’étais en Angleterre et j’ai même joué une pièce de théâtre en yiddish devant des Juifs anglais qui parlaient yiddish, j’avais deux mots à dire. Ma carrière n’a pas été plus loin.” Dans cette colonie, la plupart des enfants étaient orphelins.

-Tu le savais ?

-On n’en parlait pas, on était dans de bonnes conditions et puis, voilà.