Le cou du poulet

Je ne connais rien de mon arrière-grand-mère, il est temps d'y remédier.

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Par Léa Taieb
28 avr. · 3 mn à lire
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Chapitre 17 : Pessah au jambon-beurre

Bienvenue. Ici, nous sommes dans une autofiction. Il sera question de mon arrière grand-mère (maternelle). De tout ce que l'on sait sur elle. De tout ce que l'on ne sait pas. De tout ce que l'on s'apprête à découvrir. Parfois, j'inventerai pour combler les trous de notre mémoire/histoire familiale (sans travestir la réalité historique).

Je pensais qu’elles seraient en vitrine. Qu’elles se retrouveraient quelque part entre les derniers lapins de Pâques et le miel de date. Qu’elles formeraient une sorte de pyramide pour attirer l’attention, c’est leur semaine. Où sont les matsot à l’orange (galettes à l’orange que l’on gobe frénétiquement à Pessah, Pâques juive) ? J’aurais pu demander à quelqu’un mais je n’ai pas osé. Et si l’on savait que je mangeais des matsot à l’orange, que pourrait-il se produire ? De toute manière, je n’aime même pas tant que ça. J’en croque une ou quatre par gourmandise (il faut reconnaître que leur parfum joue sur les sentiments, surtout quand on est mélancolique) et après, je jure que “on ne m’y reprendra pas”.

Chana traversait-elle aussi le désert ? Préparait-elle cette fête juive avec plaisir ? Par tradition (parce que ses parents, ses grands-parents et leurs ancêtres la respectaient avec assiduité et rigorisme) ? Est-ce qu’elle et ses proches se retrouvaient à Lodz puis à Paris autour d’une table chargée de spécialités ashkénazes toutes plus grises les unes que les autres ? Est-ce qu’ils lisaient la haggadah en yiddish ?

Je ne sais pas si mon grand-père pourrait répondre à ces questions, je ne le crois pas. Et d’ailleurs, ça rimerait à quoi ?

Mon grand-père fait partie de ces Juifs qui, le jour de Pessah, se balade, une main dans la poche, une autre avec un sandwich jambon beurre. Comme ça, par hasard.

Lors de notre entretien (que j’ai enregistré en septembre 2023), il tente de se remémorer les détails d’une autre traversée, celle du passage en zone libre. Tout est flou et il s’en étonne. Après le coffre de la voiture dans lequel il a dû se cacher pendant de très longues heures, il respire l’air de Toulouse. “Et après, je suis arrivé à Nogaro dans le Gers, je ne sais pas comment”.

137 kilomètres oubliés.

Encore un trou.

Comment les trous naissent dans nos cerveaux ? De l’incompréhension des choses humaines ? Comment les trous restent ? Parce que ces écrans noirs qui flottent dans nos cerveaux comme des fantômes sans domicile nous arrangent bien ?

De juillet 1942 à septembre 1944, mon grand-père a vécu dans une maison à Nogaro. Sans sa mère.

On dit, il dit que sa mère a passé quelques jours à Nogaro. “J’ai toujours pensé qu’elle était venue une fois”. Chana est-elle “descendue” ? Si oui, pourquoi a-t-elle regagné la capitale ? Qu’y avait-il de si important ?

-On dit qu’elle distribuait de la nourriture aux enfants juifs cachés, c’est vrai ?

-Je sais pas, peut-être.

“Si elle est restée à Paris, c’est qu’elle faisait quelque chose”, assure ma mère.

C’est vrai que ça paraît logique.

Sinon, pourquoi rester ?

“Comme elle était veuve de guerre, elle pensait ne pas avoir de problème, ne pas faire partie des gens qui auraient des problèmes”. Mon grand-père s’empêche, il préfère l’euphémisme à la précision. Non, à l’exactitude comme non à la douleur ravivée.

-C’était comment la vie à Nogaro ?

-J’allais à l’école, je gardais les vaches, je fumais de la barbe de maïs, la vie était pas compliquée.

Un jour, alors que tout le monde était réuni à la maison, les gendarmes sont venus chercher son oncle Zaza (son surnom). “Ils lui ont demandé qu’il s’habille ou quoi. Et, intentionnellement ou pas, ils n’ont pas surveillé ce qu’il faisait. Et puis, il est parti”. Comment ont réagi les gendarmes ? Avec fureur ? Avec soulagement ? Avec honte ? On ne sait pas. Ce que l’on sait c’est qu’ils ne sont plus jamais revenus.

Il dit qu’apparemment Zaza s’était réfugié chez des fermiers italiens, qu’il se faisait passer pour “je sais pas pour qui” et qu’il discutait avec un commandant SS en allemand (parce qu’il parlaient couramment plusieurs langues) quand les Allemands occupaient la zone libre.

On s’égare. La conversation se pose sur ses cousins qui combattaient dans le maquis.

“Comment tu as entendu parler du maquis, tu savais ce que c’était ?”, je lui demande.

Parce qu’un de ses cousins a été blessé quand lui et ses camarades se sont battus contre les Allemands ou les miliciens, on ne sait pas. “Toute sa vie, il a conservé des éclats de grenade dans les fesses”.

Il ne sait plus quand il a su. Ces histoires n’ont plus tellement d’origine, elles sont comme ça, là, nées avec la mémoire de mon grand-père. Comment choisir les souvenirs que l’on souhaite retenir ? Faut-il les apprendre par cœur ? Se les réciter ? Les réciter et lasser l’entourage qui les a déjà entendus l’année dernière, il y a trois ans ou sept ans, on ne sait plus ?

Sa tante (la mère du cousin blessé) se rendait à l’église pour soulever les draps qui recouvraient les résistants morts en espérant ne pas reconnaître son fils. Dénouement : le fils blessé a été retrouvé à l’hôpital en compagnie d’une charmante infirmière. “Et, la fille c’était une noble. Enfin, ça n’a aucun rapport avec moi, ça tu notes pas, c’est pas…”

Si, je note, je traîne, j’y vais par quatre chemins. J’écris sur l’histoire et sur tout ce qu’il y a autour, tout ce que j’aimerais saisir, figer comme si “ça y est, ça y reste.”

Plus d’autres souvenirs de Nogaro. C’est trop loin. Faut pas aller trop loin.

“On est revenus quand Paris était libéré”. Paris sans sa mère.

“Dans les rues, la fête battait son plein”. La fête sans sa mère.

-Et, tu pensais à quoi ?

Je ne sais pas comment lui poser la question, je m’engouffre dans la maladresse. Comment faire mal sans l’intention de faire mal ?

-Euh… Alors, ça m’a un peu travaillé. Perturbé. Je pense que je l’étais un bon moment.

-Et tes oncles et tantes ?

-Tout le monde se taisait, ils ne disaient jamais rien. Ils voulaient oublier. Ils pensaient sûrement : vaut mieux pas lui en parler comme ça il y pensera pas.

Ça pique. Je sens son nez qui pique. La moutarde lui monte. Effet wasabi. Cils en hyperventilation.

Tout le monde prenait soin de lui. Quand il avait 18 ans, ses cousins, qui avaient tous 10 ans de plus que lui, lui prêtaient leurs voitures, des voitures américaines. “C’est comme ça que j’ai fait l’affaire avec Mamie”.

Mamie dément fermement.